PHILOSOPHY OF MATHEMATICS EDUCATION JOURNAL 10 (1997)

NOTES SUR L'APPRENTISSAGE DE LA NUMÉRATION

Michel Balat

L'expérience quotidienne nous montre que les nombres de un à quatre n'impliquent, quant à leur utilisation, aucun « comptage ». La perception des ensembles de un, deux, trois ou quatre objets est globale : cela se vérifie dès l'accès de l'enfant à la notion de nombre ; c'est d'ailleurs sur le caractère immédiat de la perception de la qualité « nombre » de ces ensembles que va pouvoir se constituer la suite complète de ceux-ci. La discrimination de ces quatre qualités - et leur dissociation - est le premier objet de l'apprentissage mathématique à l'école maternelle. Cet apprentissage constitue les prémices, voire la prémisse, de l'accès à la notion : pourtant elle n'est pas encore formée ; c'est par un jeu de mises en relation que ces « qualités-nombres » vont pouvoir accéder à l'institution du concept. Parmi les relations qu'elles peuvent nouer, deux sont en général privilégiées dans l'enseignement : « même » et « plus grand (ou plus petit) ». Disons immédiatement que ces deux relations ne sont en fait que des appuis à la discrimination et à la dissociation. Certes il semble qu'une sorte de hiérarchie propre aux nombres s'instaure avec le second type de relation ; mais on peut voir qu'il s'agit simplement de l'instauration d'un système dégénéré de qualités, et non d'un véritable « saut » catégoriel.

La relation la plus « primitive » entre, par exemple, le « deux » et le « un » est : il y a du « un » dans le « deux ». C'est un simple rapport de qualités, immédiatement perceptible. Là où le rapport n'est plus immédiat, c'est dans l'opération de comptage ; cette opération va nécessiter une sorte de « protocole expérimental ». Le passage de l'univers de la qualité à celui où se meut le nombre - l'univers du signe - enveloppe une expérience, à savoir : « la réunion de deux quelque chose à un quelque chose est trois quelque chose ». Bien entendu cette « expérience » ne prend son sens que d'être répétée. Donc, comme répétable, elle revêt un caractère de généralité. L'ensemble de qualité « trois » constitue la relation de celui de qualité « deux » à celui de qualité « un ». Ceci n'est plus réductible, comme l'est la hiérarchie des nombres, au jugement analytique ; la dyade (2,1) ne peut, en quelque sorte, plus être interprétée en elle-même, mais en référence à un troisième : le « trois ». Par là-même le « deux » et le « un » de la dyade, ainsi d'ailleurs que le « trois », ont changé de nature ; ils ont quitté leur apparence qualitative pour se constituer dans un autre univers, distinct de ceux de la qualité et de l'existant, celui de la relation, de la représentation,nous dirons ici, du symbolique.

Un signe va « matérialiser » cet arrachement à la sphère de la perception immédiate de la qualité (la qualité-nombre) et de l'objet (l'ensemble particulier), c'est le signe « + ». Notons que dans l'expérience envisagée, les trois ensembles sont simultanément présents : il n'en serait pas de même dans une « équation » du type « rouge + jaune = orange ». Dès lors, l'enfant a constitué le nombre comme tel : il lui restera à se familiariser avec l'outil. Quelle que soit la « notation » utilisée, la bataille du nombre est gagnée. Pourtant l'adoption d'un système de numération, s'il a pour condition le processus que nous venons de décrire, n'en est pas moins d'une importance décisive dans la saisie du concept. Le mécanisme acquis va permettre d'élucider le fait que d'autres ensembles que ceux envisagés jusqu'alors sont susceptibles de « recevoir » une qualité numérique, même si celle-ci ne peut plus procéder d'une perception immédiate. Ainsi c'est par itération du procédé opératoire acquis que l'enfant va pouvoir accéder à la suite des premiers nombres entiers : mais ces nouvelles qualités (cinq, six, etc...) sont marquées de l'ordre symbolique où elles se sont créées. En tant que qualités, elles sont des symboles doublement dégénérés : plus précisément leur être de qualité est une conséquence de leur constitution symbolique. Toute acquisition de nouveau nombre se fera par le même mécanisme : l'écriture de ces nombres, leur nom, n'est rien d'autre que la répétition d'un repérage symbolique maintenant bien ancré.

Pour reprendre la comparaison avec les couleurs, nous pourrions dire qu'il en est de même pour celles-ci. Des noms sont donnés aux différentes couleurs, à leur nuance, pour une saisie de l'expérience plus riche, mieux articulée. Pourtant c'est sous la férule de la loi que les nombres émergent et non par une stratification d'expériences concrètes, ainsi qu'il en va pour les couleurs : leur nom même indique cela, « terre de sienne », « pourpre », etc...

La « nomination » n'a pourtant que peu de rapports avec la « numération », sinon que celle-ci enveloppe celle-là. Car la numération consiste en l'intégration de la loi de formation des nombres dans un système de signes. Et cela va nécessiter un retour sur la constitution du « + ». Il est bien entendu que la réunion des ensembles, pour aussi fréquemment répétée qu'elle soit, si elle donne la base concrète de l'accès au « + », n'en est pas le tout. C'est par un coup de force - qui constitue la dimension de castration attachée à l'accession au symbolique - que le « + » se constituera. La dimension du symbolique comme tel doit donc être déjà présente chez l'enfant, et c'est sur le modèle de cette première symbolisation que celle-là se fera. Le modèle en question est indubitablement l'accès au « je », première qualité attribuée par l'enfant à lui-même, et dont il va faire un opérateur dans le monde du langage. Avant d'engager notre réflexion sur cette dernière remarque, il nous faut nous pencher sur l'histoire même de la numération ; peut-être y trouverons-nous notre chemin. Cette histoire est longue et complexe ; elle est faite d'avancées et de reculs jusqu'au modèle « achevé » que nous connaissons maintenant.

Les systèmes les plus « primitifs » arrêtent le développement à l'exposé de la suite des premiers nombres : ceux-ci sont « inscrits » dans différentes parties du corps. Certains types « additifs » n'iront guère plus loin que les tout premiers entiers. Plus développés seront ceux qui posent le caractère itéré de la suite des nombres, les systèmes dits « hybrides » : ils proposent une loi de formation des symboles en analogie avec celle de la formation des nombres. Les systèmes modernes - dits « de position » procèdent d'une relation de nature différente, permettant d'instituer la distinction chiffre/nombre.

Les systèmes les plus anciens sont sans « base ». Chez les insulaires du détroit de Torrès, qui « comptent » jusqu'à trente-trois, chez les Papous (vingt-deux) et les Elemas de la Nouvelle-Guinée (vingt-trois), le nom n'est pas encore détaché du corps. « Doro » signifie, chez les Papous, les trois doigts médians des deux mains, alors que ceux-ci indiquent deux, trois, quatre, dix-neuf, vingt et vingt-et-un. Le chemin est long qui passera par ce que révèle l'étymologie de « trois » désigné par « doigt du milieu » chez les Bugilai de la Nouvelle-Guinée britannique à « trois » désigné par « composé de un et deux » chez les indiens Lengua du Chaco au Paraguay. Plus archaïque encore est, par exemple, le système où le nombre n'est pas encore dégagé comme qualité indépendante (non dissocié) : aux Fidji, « bola » signifie « cent canots » et « koro », « cent noix de coco », alors que « salavo » indique « mille noix de coco ». On ne peut proprement parler ici de nombre. Par contre, dans les premiers cas cités, il y a pratiquement nombre, car il y a d'une certaine manière saisie de leur succession à l'aide de « + 1 ». Mais « + 1 » n'est pas « + », et en ce sens-là nous pourrions parler ici de notion latente de nombre. Nous vérifions ainsi que sans cette première symbolisation authentique que constitue le « + », le nombre comme tel n'est pas pleinement, manifestement constitué.

Notons que tous ces rapports complexes du nom et du nombre, du corps et du nom, du corps et du nombre, de l'objet et du nombre, sont autant de « passages obligés » pour l'enfant dans son accession à l'ordre symbolique du nombre. On repère ces passages dans telle ou telle activité, position ou déclaration : il faut les respecter comme éléments de la richesse du substrat sur lequel le concept va s'édifier, et non comme des événements nuisibles à réduire par l'autorité.

C'est sur la notion de base que va s'affirmer l'accès authentique au nombre. Pourquoi ? Avant de répondre à cette question, il nous faut dégager quelques éléments concernant l'unité. Il semble que d'une part, aucune notion de « un » ne saurait se constituer sans l'accès du sujet à sa propre détermination dans l'univers symbolique, et que d'autre part, le « un » est le produit du « je » en tant que celui-ci a accédé au statut de signe. Il faut ici différencier fortement les formes du « je » dégénérées que sont la désignation de l'enfant par lui-même par « il » ou par son prénom, du pur « je » par lequel il se désigne comme acteur et objet de son discours. C'est par ce « je »-là que l'enfant prend effectivement possession du langage et que, répétant en cela ce qu'a été sa première introduction dans celui-ci comme étranger à lui, il vit dans toute sa plénitude la castration symbolique. Nous avons indiqué par ailleurs que toutes les autres symbolisations enveloppent cet acte-là. C'est donc par la répétition du « je » dans l'appareil signifiant que l'enfant dégage la possibilité du « un ». En quelque sorte « je » suis « je », donc « un » est.

Or, précisément, l'accès à l'unité conditionne totalement l'abord de la notion de nombre. De l'unité de « groupement » qu'est le « deux », par exemple, à l'unité de loi qu'est le « + », au « un » lui-même dans toutes ses déterminations, l'unité domine l'espace des nombres. On voit par exemple que, faute d'une non-identité des qualités numériques des groupement d'objets, les fidjiens n'ont pas accès à la notion de nombre. Or la « base » est précisément liée à l'unité, donc à l'essence même de celui-ci.On peut considérer que les seuls systèmes de numération authentiques sont ceux qui utilisent cette notion de base, à savoir celle d'un groupement (fini) saisi comme un « un ». L'histoire confirme cela : les systèmes de numération authentiques les plus anciens sont tels que les signes des nombres d'unités ou de groupement d'unités fonctionnent additivement - comme par exemple MCCXII dans le système archaïque des Romains. Les systèmes de numération dits « hybrides », qui combinent l'additivité et la multiplicativité des signes, ne sont guère différents sur le plan qui nous occupe. Un bel exemple de cela nous est donné par la numération parlée : « deux cent trente-trois » n'est autre que « (2 x 100)+30+3 ».

On voit donc déjà, à partir de ce dernier exemple, qu'aucun effort supplémentaire enveloppant la dimension de castration n'est nécessaire pour arriver au langage numérique parlé dès lors que s'est opéré l'accès à la notion de nombre. Mais ceci se paye d'un prix élevé, celui de la nécessaire création continue de signes. Ces systèmes, additif et hybride, sont obligés de faire appel à de nouveaux symboles à chaque marche de l'échelle des nombres: c'est une grande contrainte non sur le plan pratique, puisqu'après tout ces grands nombres ne sont pas si fréquents dans les calculs concrets, mais sur le plan théorique, celui où un nombre est potentiel, mais doit « recevoir » - potentiellement - un signe afin d'être inséré dans le langage (cf. la question de l'Arénaire d'Archimède : comment compter les grains de sable de notre terre ?). Là où la numération grecque achoppait lamentablement, la numération chinoise traditionnelle relevait le gant avec son système permettant de représenter, avec une économie symbolique relative, les nombres jusqu'à 104096 - 10 suivi de 4 095 zéros ! Le coup d'arrêt à cette « hémorragie symbolique » est donné par l'invention de la numération de position. Notre but n'est pas ici de faire l'analyse historique de l'irruption de ce nouveau système, mais de comprendre à quelle transformation dans le maniement du symbolique il fait appel, de manière à nous permettre de comprendre ce qu'il va mobiliser chez l'enfant. C'est dans la mesure où la numération de position va intégrer la dimension du calcul dans l'ordre symbolique qu'elle va nécessiter un « arrachement » à l'imaginaire du nombre (dont on a déjà vu la dette qu'il avait envers l'ordre symbolique). C'est dans la mesure où la représentation du nombre va être étroitement liée à une opération - l'addition - non plus en tant qu'elle est sous-jacente à la notion même de nombre, mais en tant qu'elle opère concrètement sur celui-ci, que cette symbolisation nécessitera la dimension de la castration. Sa marque en sera la distinction nombre/chiffre, au point que nous pourrions pratiquement dire que c'est avec la numération de position que l'on accède à la notion même de chiffre. Tel signe, « un » par exemple,sera considéré tantôt comme un nombre, tantôt comme un chiffre, suivant la place qu'il occupe dans telle séquence signifiante.

Or, de même que le « + » - sous quelque forme de signe qu'il apparaisse - était l'indice de la constitution du nombre comme tel dans l'ordre symbolique, c'est ici le « zéro » qui marquera l'accès au chiffre comme tel. C'est un fait largement attesté par l'étymologie même de « chiffre », puisque chacun sait que « sifr » (qui se prononce « chiffre ») signifie « zéro » en arabe (plus exactement « vide », « sifr » dérivant lui-même de « sunya », en sanscrit, qui a le même sens).

D'une certaine manière, la numération de position, par l'usage qu'elle fait du signe, touche à la condition même du signe. En elle, le nombre accède au chiffre - et il faut intégrer au mot chiffre tout ce qu'il évoque de code, de système, de voilement et de dévoilement. Elle opère ainsi en utilisant un nombre fini de signes qui, par les places qu'ils occuperont respectivement, renverront à tel ou tel nombre. Nous voyons ici combien c'est au mystère même de la langue - langue écrite - que nous sommes conviés ; c'est sur cette scène, bien dégagée, du nombre que se joue cet antique mystère.

Au départ de cette véritable aventure, se situe donc la notion de « base », c'est-à-dire celle de groupement d'un « nombre » fixe d'objets, un procédé de comptage. (On ne saurait trop insister sur le fait que, dans l'enseignement, ces bases devraient être au maximum de trois ou quatre éléments, afin que l'on puisse saisir au premier coup d'¦il le groupement en question). Dès lors, c'est par l'apprentissage d'un mouvement récurrent ayant comme limite le « un » que se constitue cette numération : fondamentalement, le « un » comme opérateur (celui de la base) agit sur le « un » comme nombre pour l'instituer « un » comme chiffre. La récurrence consiste en ce que ce qui est à définir - à écrire - à savoir le « un » comme nombre, est utilisé dans la définition - le « un » comme opérateur de base. Par passage à la limite, nous retrouvons le « un » enrichi d'une nouvelle détermination, celle de chiffre, qu'il a recueillie dans l'intervalle.

Auprès des enfants, tout commence par un jeu : l'utilisation de l'abaque. L'abaque ou le boulier sont des outils de comptage connus de la plus haute antiquité. Le même principe est à l'¦uvre dans l'un comme dans l'autre : des jetons représenteront dix fois la valeur qu'ils ont dans la ligne ou la rangée précédente. On connaît la disposition usuelle qui consiste à dénombrer les jetons dans chaque colonne d'un tableau. Dès lors ce sera par une loi clairement énoncée dont le deux volets sont, - à partir de maintenant, le base sera la base dix, - nous n'avons plus besoin alors du tableau,que la dimension de castration va alors intervenir.

Loi commune, nécessaire à la traduction univoque de ce nouveau langage chiffré, elle est de même nature que celle qui a contraint l'enfant, à travers le « je », à rencontrer la loi commune du langage, y perdant beaucoup de ce qui pouvait s'y véhiculer jusqu'alors d'imaginaire. L'éducation mathématique à ce niveau fondamental procède donc par coups de force successifs. Chacun d'eux fait appel à ce premier modèle, matriciel : l'accès au « je ». Mais pour que s'opère ce « coup de force », encore faut-il qu'il soit préparé et accompli dans la plus grande clarté, faute de quoi il n'atteindrait pas ses buts. Il est nécessaire qu'il constitue une « révélation » - de la nature d'un « insight ». Pour ceci, il faut que la loi soit clairement articulée, énoncée. Cela exige du maître une conscience aigüe de ce qui est mobilisé chez l'enfant.

Une saine prophylaxie de l'échec scolaire viserait donc à analyser ces moments-là, comme nous avons ici tenté de le faire, et à sensibiliser les maîtres à cette approche - même si les refoulements qui pèsent sur leurs propres échecs infantiles dans la voie de la symbolisation, voire leur propre angoisse de castration, n'aident guère à l'élucidation de cette démarche.

20 février 1985

(Un texte que j'ai écrit il y a fort longtemps concernant me semble-t-il le sujet dont vous traitez - ce texte n'a jamais été publié.)


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Last Modified: 13th November 1997